Mme et M. Camara ou l’informalité structurante : famille, genre, engagement social et accumulation de connaissances comme ressorts d’un business model effectif.

12 mars 2021

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Mariama Camara

Auteur: Lamarane Barry, Head of Experimentation

En ce jour de mi-février, la localité de Fria à 140 km à l’ouest de Conakry donne des airs de ville désolée. Le doux climat cache mal le profond désarroi qui enveloppe ce plateau transformé au début des années 60 en cité industrielle avec la mise en valeur des mines de bauxite par une compagnie étrangère. La ville a perdu de sa superbe depuis la fermeture de l’usine il y’a quelques années. Le boom minier d’antan avait insufflé à la localité un certain dynamisme économique. Au point qu’un lien de dépendance économique s’est installé entre les populations et l’extraction minière. Puis tout s’écroula : Chômage massif, déstructuration économique et travers sociaux ont remplacé les performances économiques et les promesses d’avenir. La reprise de l’extraction minière est encore timide.

Pour la population et l’Etat il fallait réimaginer le développement de la ville.
Parmi les nouvelles voies à explorer pour établir un modèle à la fois inclusif et durable, l’Etat et les partenaires techniques et financiers ont misé sur l’entrepreneuriat.
Ainsi, suivant ses options stratégiques de développement bâties autour de l’inclusion économique et sociale, l’Etat a déployé une politique de promotion du genre à travers les Centres d’Autonomisation des Femmes (CAF) dont Fria est l’une des villes hôtes. Dans cette même dynamique, les partenaires au développement ont initié des projets visant à encourager l’entrepreneuriat avec en toile de fond l’expansion du digital comme levier de croissance. C’est dans le contexte de l’un de ces projets, YouthConnekt for Women, porté par le PNUD que nous avons rencontré le couple Camara.

Nous étions à la Maison des Jeunes de Fria, finissant notre diagnostic sur les modalités de digitalisation des transactions commerciales des femmes entrepreneurs, quand du haut de son mètre soixante et avec une voix à peine audible une femme, s’exprimant très médiocrement en français nous invita à découvrir son activité. Mais de quelle activité s’agit-il ? Une voix empreinte de pudeur nous répondit : Une petite unité de saponification. Nous décidâmes de faire droit à la requête de cette femme qui semblait dans une pudique confiance vouloir nous faire découvrir quelque chose dont elle était visiblement fière. De la Maison de jeunes de Fria à la concession de Mme Camara nous n’avons parcouru que trois ruelles.
Bâtie au milieu d’un terrain d’à peu près 1000 m2, la concession de Mme Camara est à la fois, son lieu d’habitation et le siège de ses activités. Sur la terrasse avant, nous découvrîmes un homme de forte corpulence, haut de peut-être 1m80 qui nous accueilli assis sur un tabouret et s’affairant sur un kit duquel sortait un liquide jaunâtre recueilli dans des tubes. C’est du savon liquide pour le nettoyage des surfaces. Monsieur Camara est le mari. A même le sol, sont alignés des tubes. Certains remplis d’autres en attente de l’être. Les tubes remplis sont bouchonnés par une jeune fille silencieuse et appliquée. Passée cette étape, ils sont installés sur la table dressée à un mètre du côté gauche de la terrasse. Nous découvrîmes sur cette table d’autres produits : des morceaux de savons de toilette. La particularité de ces savons est qu’ils sont faits à base d’extraits de produits alimentaires locaux notamment la banane, le miel et le kiri. Dans la cour qui s’étendait sur le côté gauche de la concession nous remarquâmes deux éléments qui attirèrent notre attention :de l’acier en forme de cercle sur des pieds et des pagnes aux motifs violets étendus sur le sol. L’acier est un outil que le couple utilise dans la fabrication du savon, le pagne révèle une autre activité des Camara : la teinture. Mais ce n’est qu’en jetant un coup d’œil dans la salle de séjour que nous comprîmes la réalité de l’étendue des activités des Camara. Cinq machines à coudre y étaient logés. D’ailleurs c’est sous l’activité couture que Madame Camara s’était inscrite au projet YouthConnekt for Women.

Questions d’apprentissage
Ce que nous avons découvert dans la concession de ce couple posent plusieurs questions d’apprentissage.
1. Comment un homme relativement bien instruit s’associe à une femme (sa femme) visiblement peu instruite pour entreprendre ?

2. Comment gèrent-ils leurs affaires ? Quel est la place du genre ? 

3. Que contient leur modèle économique ?

5. Quels sont les ressorts qui tiennent ce couple d’associés qui apparemment progresse bien ?
En tant que Laboratoire d’Accélération notre rôle premier est d’apprendre des populations et de leur environnement immédiat afin de détecter les déterminants qui pourraient mener vers des modèles possibles de changement. C’est pourquoi, nous avons essayé de comprendre le parcours de ce couple d’entrepreneurs, le style de management qu’ils s’appliquent, leur modèle économique, et les ressorts de leur aventure si prometteuse. A l’issue de cet exercice nous tirerons les leçons pertinentes pour le développement durable

Des méthodes et des analyses

Un Micro narratif du cheminement du couple Camara
Nous avons interviewé le couple Camara pour en savoir davantage sur leur cheminement.
Ce sont les liens de famille qui vont servir de canal pour leur rencontre. Celle-ci remonte à 2007 à Conakry. Doubany Camara sort fraichement de l’Université Julius Nyerere de Kankan, Mariama Camara est orpheline depuis quelques années et vit dans une famille adoptive. Le frère ainé de Doubany est un beau parent par alliance de Mariama en qui il voit une jeune adolescente à la fois bien éduquée et résiliente. Les vicissitudes de la vie ne lui permirent pas de poursuivre les études au-delà du cycle primaire. Le contact s’établit. Le couple se marie en 2010. « Dès après le mariage elle a partagé avec moi l’idée de s’investir dans une activité qui pourrait lui permettre d’avoir des aptitudes et de les partager » C’est ainsi que Monsieur Camara introduisit le parcours entrepreneurial de bientôt dix ans de leur couple. Mariama Camara s’inscrivit dans un Centre de Formation Pratique en couture en 2012. Début 2016, elle obtint un certificat d’aptitude. Son époux lui offre trois machines à coudre et sa famille deux autres. La voilà couturière. Mais Mariama tenait absolument à s’investir dans une œuvre utile. Restait à trouver le format et la méthode. Son mari qui entre temps faisait carrière dans l’administration publique mena des démarches pour la création d’une ONG. C’est ainsi que naquit l’ONG de son épouse dénommée Association pour la protection, l’autonomisation et l’insertion des jeunes filles en mai 2016.

L’objectif de Mariama est celui-ci : permettre aux jeunes filles vulnérables et en situation sociale difficile d’acquérir de façon accélérée des compétences en couture afin de faciliter leur autonomisation. Elle parvint entre 2016 et 2018 à former 20 femmes entre Conakry et Fria.

Car c’est à Fria que ses activités prirent une plus large dimension. Muté dans la cité industrielle pour organiser les femmes au sein du CAF[1] mis en place par l’Etat, Mr Camara proposa à sa femme de le rejoindre. Mais surtout de l’aider. Le CAF faisait face à un déficit d’offre de formation pour les femmes. Avec l’aide d’un partenaire, le couple mit en place des plans de formation en couture, en teinture et en saponification. C’est à cette occasion que Mariama acquit ses compétences en saponification et en teinture. Elle tint des séances de formation dans l’ensemble de la région avant de décider en 2020 de lancer sa propre affaire. Le projet YouthConnekt for Women dont elle est bénéficiaire fut une aubaine. Avec son mari toujours à ses côtés, elle fit de leur salle de séjour un salon de couture et de leur cour un atelier de saponification et de teinture. D’abord entièrement informelle, l’activité se formalisa peu à peu avec les enseignements de YouthConnekt au point d’arriver en début 2021 à la création de Mariama Camara Business (MAC Business).


[1] CAF : Centre d’Autonomisation des Femmes

Le modèle économique de MAC Business à la lumière du MVP et du Business model Canvas.
Trois activités (couture, teinture, saponification) assorties de trois produits (savon liquide, savon de toilette, tenues teintées) et d’un service (couture) constituent l’offre de l’entreprise.
Afin d’évaluer le niveau de finition des produits et de comprendre les flux économiques nous avons passé les produits contre les étapes du MVP et transcrit les informations économiques récoltées dans un Business Model Canvas

La diversité de l’offre révèle la structuration continue des différentes chaînes de valeur. Bien que les méthodes soient encore artisanales et rudimentaires, et que le travail soit essentiellement manuel on note une succession d’étapes qui dans l’ensemble des processus crée des segments de valeur ajoutée.

Les flux économiques montrent divers axes de positionnement dans un large environnement impliquant d’autres acteurs extérieurs. L’activité de teinture par exemple est souvent liée à celle de la couture. Cependant les deux peuvent se mener indépendamment. La teinture est faite sur commande. Il n’y a ni stock de sécurité, ni stratégie de l’offre. Cela s’explique par la nature différenciée des besoins et des clients. A ce propos, les spécimens en photo ci haut font partie d’une commande spéciale pour la journée du 8 mars (Journée Internationale de la Femme). Les clients sont des groupements féminins entrepreneurs ou non. Ces mêmes clients peuvent commander collectivement ou individuellement des modèles de couture en fournissant le pagne, à l’occasion de cérémonies sociales.

Les tubes de savon liquide sont commandés auprès d’une société d’emballage basée à Conakry ; pendant que les étiquettes sont fournies par un imprimeur lui aussi établi à Conakry.

Management et Stratégie chez les Camara : Répartition des rôles, division du travail et gestion du genre.

« C’est elle la patronne » dit Mr Camara en reculant d’un pas, lorsque nous étions sur le point de payer le prix de certains articles que nous avions sélectionnés. Cinq minutes plus tôt c’était Mme Camara qui s’effaçait pour laisser son époux communiquer sur leurs produits et prendre nos commandes. Chez les Camara, il y’a un automatisme des rôles selon les aptitudes de chacun. Il n’y a pas d’un côté le tout puissant mari et de l’autre la femme lige. A Mr, la communication, le relationnel et la stratégie (démarches administratives, relations avec les partenaires et les fournisseurs, stratégie…), à Mme les activités de production et la gestion des finances.
Mais il n’y a pas de division rigide du travail, ni d’exclusivité des rôles. Lors de notre visite, c’est Mme Camara qui répondait à nos questions sur leurs activités et Mr Camara, resté à la maison s’occupait de la production du savon liquide (nous le trouvâmes sur place en train de remplir les tubes).

Nous avons avec les Camara un modèle de gestion du genre dans les couples d’entrepreneurs. Ce modus operandi n’est pas étonnant quand on considère le parcours de ce couple, entre engagement social, options professionnelles et évolution entrepreneuriale. Les fonctions se sont structurées progressivement sans s’aliéner, ni s’opposer.
Cette situation permet au couple d’optimiser : ils sont les seuls employés de leur entreprise. Mais surtout, il en ressort un grand sens de l’organisation acquis dans le temps. 

La structuration méthodique de l’activité des Camara ressemble plus au résultat d’un processus d’accumulation de connaissances et de pratiques qu’à une logique de compétences fonctionnelles. Il s’agit in fine d’un « learning by doing ». D’où la progression logique vers une stratégie expansion.

Là encore, on remarque une parfaite alchimie ainsi qu’une complémentarité logique. Pourquoi ? Dans le cadre du projet YouthConnekt for Women, Mme Camara apprend qu’il est plus facile d’élargir la taille de sa base-clients en s’enregistrant auprès de l’APIP[1]afin d’obtenir un Registre de Commerce, un Numéro d’Identification Fiscale et un Numéro de sécurité sociale. Elle en parla à son mari qui prit les actions nécessaires immédiatement. C’est ainsi que naquit MAC Business. Mais au-delà, que contient la stratégie de développement des Camara ? :

-        Explorer des nouveaux segments de distribution : Mr Camara négocie avec le Ministère du Commerce et le Centre Culturel Franco-Guinéen pour avoir dans ces lieux des stands d’exposition.

-        Communiquer : Mr Camara a ouvert une page Facebook et réalise actuellement un reportage promotionnel

-        Partenariats : Mr Camara essaie d’introduire leur proposition de valeur auprès des réseaux de commerçants de la Basse Guinée.

« Le financement est important, aucun entrepreneur ne vous dira le contraire, mais ce dont nous avons le plus besoin c’est de vendre nos produits à grande échelle ». Cette analyse de Mr Camara résume assez bien l’état d’esprit entrepreneurial du couple.

Leçons d’apprentissage et ressorts de l’effectivité du business model des Camara.

L’intérêt de l’entreprise des Camara est qu’elle est tenue par le couple et conditionnée par plusieurs facteurs sociaux, économiques et culturels qui forment un système au sens Eastonien du terme. En effet, analysant le système politique, David Easton (1917-2014) établit une relation connectée entre deux extrêmes (les inputs et les outputs) à l’intérieur desquels il y’a des flux entrants et sortants, eux-mêmes optimisés par deux environnements (intra et extra). C’est cette configuration que présente l’aventure entrepreneuriale des Camara. Et c’est en cela que leurs activités constituent un modèle d’informalité structurante. Mais quels en sont les enseignements ?

-        Le premier enseignement est que l’informalité se structure dans le temps, non pas par les moyens, mais par l’accumulation de connaissances (Savoir-faire) et de bonnes pratiques (techniques et procédés adaptés au contexte) : Les Camara ont appris sur le long terme en acquérant des connaissances et en saisissant chaque opportunité d’immersion dans leur contexte immédiat.

-        Le deuxième enseignement est qu’une informalité structurellement achevée débouche sur une formalité opérante et durable (pas l’inverse) : Après près de dix ans d’informalité, les Camara peuvent saisir les opportunités qu’offre la formalité (marché plus large, partenariats effectifs). A l’inverse, on note qu’à l’échelle du pays, plus de la moitié des entreprises qui se créent formellement au début sont inactives dans les trois années qui suivent.

-        Le troisième enseignement est que deux personnes avec des niveaux d’instruction opposés peuvent faire fonctionner une entreprise correctement quand la répartition des rôles est fondée sur les aptitudes : Doubany Camara est diplômé d’université alors que Mariama Camara n’a pas complété son cycle primaire.

-        Le quatrième enseignement est que les couples, dans le contexte guinéen, peuvent être des creusets de développement de l’entrepreneuriat à condition que la question du genre soit bien gérée : C’est dans le mariage que Mariama Camara a exploité son potentiel dans un style de management qui a installé un partage naturel des rôles avec son mari

-        Le cinquième enseignement est que pour que l’informalité se structure, elle a besoin de flux d’intrants externes qui servent de leviers d’accumulation des connaissances et de compréhension du marché : Les CAF, l’engagement social des Camara, les partenariats divers et le projet YouthConnekt for Women ont permis au couple de franchir les étapes de la structuration.

Cela dit, l’effectivité du business model des Camara tient sur certains ressorts qui ne sont pas directement liés au monde de l’entrepreneuriat :

-        Les liens de famille comme régulateurs positifs de la question du genre dans une entreprise de couple : Pour Mr Camara, réussir avec son épouse n’est pas seulement un défi personnel mais un devoir vis-à-vis des familles qui les lient. La famille est donc un baromètre. Cette pression positive a été déterminante dans la considération du genre s’agissant du style de management. « Si je ne reconnais pas à ma femme une place importante dans nos activités, je mets en danger des liens de famille ». On a souvent considéré les rapports familiaux en Afrique comme des pesanteurs sociales négatives sur la question du genre. Dans ce cas précis, les familles sont plutôt un conditionnement positif.

-        L’engagement social comme levier de structuration de l’informalité : Les activités bénévoles de Mme Camara à travers son ONG et le soutien aux femmes ont permis au couple de côtoyer les groupements sociaux qui sont devenus aujourd’hui des clients et des partenaires clés pour le développement de leurs activités.

-        L’Innovation adaptée comme valeur de structuration de l’informalité : Les Camara n’ont pas eu la prétention d’introduire des nouveaux types de produits ou d’imposer « du jamais vu ». L’un des ressorts de leur business model réside dans la capacité à procéder à des innovations qui s’adaptent aux habitudes de consommation. Comprenant que les produits et les services qu’ils développent ne marcheraient que s’ils s’intègrent dans les habitudes locales, ils ont construit leurs business model autour de l’existant (les types d’emballages, les techniques de teinture, les modes de production) en y ajoutant une innovation de procédé (extraits de produits alimentaires locaux pour la fabrication du savon, teinture sur commande pour répondre de manière exhaustive aux besoins etc.)

NB : Ce blog fait partie d’une série consacrée à une tournée de 7 jours que Le Lab a effectuée en collaboration avec le projet YouthConnekt For Women et l’ANIEN, dans le cadre de la digitalisation des transactions des femmes entrepreneures du secteur informel (Régions de Conakry et de Boké)

Nos remerciements au couple Camara, à la Maison des Jeunes de Fria et au projet YouthConnekt for Women

[1] APIP : Agence de Promotion des Investissements Privés.